lundi 1 juin 2015

L'autenthique lettre de poilu, Marin Guillaumont

LA  LETTRE (montage d'extraits) 


D'origine auvergnate Marin Guillaumont était instituteur avant La guerre. IL y fut blessé et gazé et mourut huit ans après la guerre en 1926. Sa femme Marguerite venait de donner naissance à leur fille Lucie Lorsqu'il lui écrivit cette lettre.

14 décembre 1914, 8 heures du soir
Ma bien chérie
J'ai reçu ton télégramme. Que je suis content et inquiet! Comment vas-tu, chérie, comment va notre fillette? As-tu bien souffert ? As-tu pu avoir un médecin? Avais-tu trouvé une nourrice? Le télégramme est bien bref...Que j'attends des détails... Je crains tant de choses.
L'état d'esprit dans lequel tu vis depuis quatre mois et demi a pu avoir une influence malheureuse. Le souci peut lui nuire. Reste courageuse, ma chérie. Pense à notre fillette. [...] Dis-moi tout.
J'espère la voir. Je veux la voir. Que je regrette qu'elle ne soit pas née un an plus tôt! Fais-moi envoyer beaucoup de papier à lettres pour que je puisse t'écrire longuement. Toutes les fois que la chose sera possible, embrasse-la pour moi. [...]
Dis-moi que notre enfant vivra, il me tarde de savoir. C'est si frêle, ces pauvres petits. Il faut si peu. J'espère. De quelle couleur sont ses yeux ? Comment sont ses menottes ? Sera-t-elle jolie? Que je voudrais qu'elle te ressemble. Hélas, je ne pourrai pas la voir toute petite. Je l'aime, vois-tu, je l'aime autant que je t'aime. Dis-moi, fais-moi dire beaucoup de choses d'elle. [...]. Dès que tu pourras m'écrire,tu le feras longuement. Où serai-je alors? Quelque part sur le front; il y a loin de la Suisse à la mer du Nord. Chacun n'est qu'un atome. [...]
Garde mes lettres, si je ne revenais pas, elle pourra les lire plus tard, elle saura que son papa l'a bien aimée. Fais que notre enfant soit digne de toi et de ses grands parents: elle n'aura pas à rougir de son nom, dis-lui bien que si j'ai pu tirer dans ces affreux moments c'était par nécessité mais que je n'ai jamais sacrifié une vie inutilement, que je réprouve ces meurtres collectifs, que je les considère comme pires que des assassinats, que je n'ai haï que ceux qui les ont voulus.
Enseigne-lui à être bonne et simple. Au fur et à mesure qu'elle grandira et pourra te comprendre, instruis-la en tout, ne crains pas de lui parler des laideurs de la vie, qu'elle ne soit pas désarmée et qu'elle ne fasse souffrir personne. Ne tolère jamais chez elle la médisance. Je voudrais qu'elle puisse faire de la musique et des langues étrangères, sans cela on n'est que des êtres incomplets. Mais pourquoi te dire tout cela, tu le sais aussi bien que moi et puis nous serons bien là tous les deux. [...] Il me semble déjà la suivre dans la vie.
Mais lorsque cette lettre t'arrivera, que sera-t-elle? Si tu étais à Paris je me ferais porter pour la voir. S'il était possible d'en avoir une photo... Que je voudrais la voir toute, toute petite! Si tout va bien, tu dois être bienheureuse: donne-toi tout entière à elle; c'est à elle que tu te dois désormais, si je te manquais, tu n'aurais plus qu'elle pour adoucir ta vie: une mère et sa fille lorsqu'elles s'aiment ne doivent et ne peuvent jamais être malheureuses.
Marin Guillaumont

L'ANALYSE: 

Analyse HDA : Lettre Marin Guillaumont.

Introduction
Un extrait d'une lettre authentique d'un Poilu, Marin Guillaumont, instituteur avant la guerre, qui écrit à sa femme Marguerite qui vient de donner naissance à leur fille Lucie.

I. Une évocation de la guerre.
des conditions dures (cf pas de papier à lettre)
la séparation des proches, la distance (cf « embrasse-la pour moi » l.11)
une obligation (« que je regrette » l.9)
un front énorme, mobile ( question « Où serai-je alors ? » l. 16, « loin de la Suisse à la mer du Nord »l.16-17) ; une guerre importante, mondiale
présence de la mort (« si je ne revenais pas » l.18 ; « tirer » l.20, « affreux moments »l.20) ; une guerre cruelle
une guerre injuste, inutile (« meurtres collectifs »l.21, « je n'ai haï que ceux qui les ont voulus » l.22)
métaphore de l'  « atome » (petit mais indispensable à la matière) ; usage paradoxal du mot « désarmée », au sens figuré pour sa fille, au sens propre qu'il souhaite pour lui-même.
La guerre est présente ; il en parle. Mais ce n'est pas le plus important dans cette lettre !!! Guerre, mort < < < Naissance, vie

II. Une lettre d'amour à sa femme.
Présentation & récepteur en apostrophe ; lettre intime ( !!! manque la fin ; il y a une formule de congé intime : « À toi, ma chérie, tout ce qu'un mari peut désirer de meilleur pour sa petite femme. »)
Champ lexical de l'amour : « ma bien chérie » (l.2) / « ma chérie » (l.7) / « je t'aime » (l.15) /
Phrases interrogatives ← inquiétude (santé au début + fin « si tout va bien » (l.30-31) + caractère répétitif & désorganisé ; revient plusieurs fois.
Implicite de la situation, connue et partagée : points de suspension, + pas de papier à lettres, incertitude du lieu, possibilité d'une fin funeste... Évoquée, mais plus en sous-entendu. Ce n'est pas une lettre de révolte.
Jeu des temps, entre passé (depuis 4 mois 1/2), présent d'écriture et demandes au futur + impératifs

Transition : deux « destinataires » imbriqués ; « embrasse-la pour moi »(l.11) ; rôle de transition de la mère à la fille, retourné à la fin : « Si je te manquais, tu n'aurais plus qu'elle pour adoucir ta vie » (l.32)

III. Une lettre d'amour pour sa fille.
Euphémisme 2ème paragraphe ; moyen d'atténuer une possibilité réelle mais refusée
+ anaphore « Dis-moi », qui traduit à la fois la simplicité de l'expression de l'émetteur et le désir débordant d'avoir des informations.
Expression de fierté : évocation de ses yeux et de ses menottes / « Que je voudrais qu'elle te ressemble », paragraphe 4 + « tu dois être bienheureuse » & « ne peuvent jamais être malheureuses » + lettre complète : « Je l'ai dit à Ferry, je l'ai dit au lieutenant. Joffre passerait je crois que je l'arrêterais pour le lui dire mais il est loin quelque part vers le front, plus près des Boches que nous en ce moment. »
Mais aussi de regrets, multiples et récurrents : « Que je regrette... »(l.9), « Hélas » (l.14), « Que je voudrais... » (l.30). Regret de ne pas avoir été / être là, de ne pas la voir petite, de ne peut-être jamais la voir, de ne peut-être pas être là quand elle sera grande... L'incertitude de la situation pèse.
Dimension testamentaire des paragraphes 5 & 6 ; emploi de l'impératif du conseil, champ lexical de l'éducation (avec dimensions ambitieuses, musique et langues étrangères) et de la droiture morale.

Conclusion :
Un extrait d'une lettre à la fois « simple » dans l'expression et poignante dans l'émotion et les sentiments, qui oscille entre deux destinataires. Une partie de cette lettre résonne tragiquement prémonitoire puisque blessé et gazé, il meurt en 1926 ; il aura donc connu Lucie mais ne la verra pas grandir.



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